A qui se fier?
Le curieux cas des fausses nébuleuses de Tycho-Brahé
Pas de fausses nébuleuses pour Messier.
Charles Messier |
Tout les astronomes amateurs connaissent la catalogue d'objets "du ciel profond" de Charles Messier, qu'ils observent souvent quand le ciel est pur, et dont il connaissent certains objets par coeur.
Et tous les astronomes amateurs savent aussi que Tycho Brahé fut le plus grand astronome observateur du XVIe siècle, même s'il était resté adepte du géocentrisme.
Mais tous ces amateurs ne savent peut-être pas que le premier catalogue de Charles Messier, publié en 1771, ne contenait que 45 objets, et ne comportait pas de numéros.
Ils ne savent peut être pas non plus qu'il fut publié en même temps qu'une liste de faux objets, qui apparaissaient dans les listes dressées antérieurement par des astronomes réputés, et qui, en fait n'existaient pas!
C'est que Charles Messier, lui, vérifiait ses informations au lieu de faire confiance à l'autorité. Aussi, dans son mémoire de 1771, ajoute-t-il:
NÉBULEUSES découvertes par différens Astronomes, & aue j'ai cherché inutilement.
Hévélius dans son Prodrome d'Astronomie, rapporte la position d'une nébuleuse placée sur le sommet de la tête d'Hercule, ayant 252d 24' 3" d'ascension droite, avec 13d 18' 37" de déclinaison boréale.
Le 20 juin 1764, par un beau ciel, j'ai cherché cette nébuleuse sans pouvoir la découvrir.
Hévélius, dans le même ouvrage, rapporte les positions de quatre nébuleuses, une dans le front du Capricorne, la seconde précédant l'oeil, la troisième suivant la seconde, & la quatrième au dessus de celle ci, & attenant l'oeil du Capricorne; M. de Maupertuis a rapporté la position de ces quatre nébuleuses, dans son Discours sur la figure des Astres, seconde édition, page 109. M. Derham en parle aussi dans un mémoire imprimé dans les Transactions philosophiques n.° 428, page 70. On trouve également ces nébuleuses sur plusieurs planisphère & globes.
J'ai cherché ces nébuleuses, savoir le 27 Juillet, le 3 Août, les 17 & 18 Octobre 1764; il ne me fut pas possible de les apercevoir & je doute qu'elles existent.
(Charles Messier, Catalogue des nébuleuses et des amas n'étoiles, Mémoires de l'académie royale des sciences, 1771, p. 452-453)
De fait, les catalogues d'aujourd'hui ne contiennent pas ces nébuleuses, qui n'ont manifestement jamais existé. Nous pouvons comparer la constellation du Capricorne et ses prétendues nébuleuses, sur la carte d'Hévélius (remise à l'endroit), et la même sur la carte dressée par Stellarium (passer la souris pour voir les noms).
D'après Hévélius |
D'après Stellarium |
La carte de Stellarium ne renseigne aucune nébuleuse dans le Capricorne, alors qu'elle en renseigne beaucoup dans le Sagittaire voisin. A la place des nébuleuses alléguées par Hévélius, elle montre trois étoiles de 6ème magnitude: ο Cap, π Cap et ς Cap
Cependant, remarquons la prudence de Messier: Supposant que ces nébuleuses ont bien été observées, il se contente de déclarer qu'il n'a rien vu des nébuleuses annoncées, et d'en douter.
Mais en fait, les "différens astronomes" en question, n'ont rien observé du tout: Ils se sont recopiés les uns les autres, en faisant confiance à l'autorité de leur source.
Maupertuis a effectivement rapporté ces nébuleuses, dans son Discours sur les différentes figures des Astres, au chapitre VI, où il parle des "Taches lumineuses" (les nébuleuses et amas):
Quoique vraisemblement il y ait de ces Taches répandues en grand nombre par tout le Ciel, on sera peut être bien aise de trouver ici les lieux des principales qu'on a jusqu'ici découvertes. Les voici d'après Hévélius.
Lieux des nébuleuses | Leur Ascension droite pour l'an 1660 | Leur Déclinaison pour l'an 1660 |
Dans la ceinture d'Andromède | 6. 44. 45. | 39. 27. 57. N. |
Dans le front du Capricorne | 300. 2. 53. | 20. 1. 53. S. |
Une autre précédant l'oeil du Capricorne | 301. 59. 55. | 19. 11. 30. S. |
Une autre qui le suit | 302. 35. 9. | 19. 36. 0. S. |
Une autre au dessus de celles là, qui joint l'oeil du Capricorne | 302. 25. 32. | 18. 48. 58. S. |
(M. de Maupertuis, Discours sur les différentes figures des astres, Paris, G. Martin, 1742, p. 109)
Nous ne donnons ici que les 5 premières nébuleuses de la table, qui en compte 16. La première nébuleuse mentionnée existe bien, puisque c'est la fameuse nébuleuse d'Andromède, mais les suivantes n'existent que dans la table. Remarquons tout de même que Maupertuis dit bien "d'après Hévélius". Il ne dit pas qu'il les a observé lui même, et nous allons voir qu'il ne les a même pas copié chez Hévélius.
La même table était donnée par W. Derham en 1733.
The places of the nebulosae | Their R. Ascent. A. 1660 | Their Declinat. A.D. 1660 |
| gr. ' " | gr. ' " |
In Andromèda's Girdle | 6 44 45 | 39 27 57 N. |
In Forehead of Capricorn | 300 2 53 | 20 1 53 S. |
Another preceding the Eye of Capricorn | 301 59 55. | 19 11 30 S. |
Another following it | 302 35 9 | 19 36 0 S. |
One above those, adjoining to the eye of Capricorn, | 302 25 31 | 18 48 58 S. |
(W. Derham, Observations of the appearances among the fix'd stars, called Nebulous Stars, Philosophical Transactions 38, 1733, p. 70-74)
Derham faisait, lui aussi, confiance à Hévélius, et avouait même:
... it may be of use to take Notice, that in Hevelius's Nebulosae, some seem to be more large, and remarkable than others; but whether they are really so, or no, I confess I have not had an Opportunity to see, except that in Andromèda's Girdle.
Il peut être utile de noter que, dans les nébuleuses d'Hevelius, certaines semblent plus grandes et plus remarquables que d'autres; mais si elles le sont vraiment, ou non, j'avoue que je n'ai pas eu l'occasion de voir, sauf celle de la ceinture d'Andromède.
Mais tant Derham que Maupertuis prétendent qu'Hévélius mentionnait quatre nébuleuses dans la tête du Capricorne, alors que, comme le montre la carte vue plus haut, Hévélius n'en mentionnait que trois!
De fait, le tableau des coordonnées des étoiles fixes, fait par Hévélius pour 1660, ne montre que trois nébuleuses dans le Capricorne, identifiées par un N, à la place de la magnitude.
CAPRICORNUS. Nomina stellarum | Ordo Tychonis | Magnitudo Tychonis | Magnitudo Hevelii | HEVELII Longitudo Latitudo gr. min. sec. sig. | TYCHONIS Longitudo Latitudo gr. min. sec. sig. | RICCIOLI Longitudo Latitudo gr. min. sec. sig. | HEVELII Ascensio recta Declinatio gr. min. sec. |
Nebulosa in fronte. | 8 | | N | 28 3 50 ♑ 0 35 11 B | 28 4 0 ♑ 0 24 0 B | 28 5 13 ♑ 0 25 10 B | 300 2 53 20 1 53 A |
Nebulosa ad oculum praecedens. | 5 | | N | 0 2 4 ♒ 1 1 51 B | 29 48 0 ♑ 0 48 30 B | 29 49 13 ♑ 0 49 40 B | 301 59 55 19 11 30 A |
Nebulosa sequens. | 6 | | N | 0 29 17 ♒ 0 30 52 B | 0 32 0 ♒ 0 28 0 B | 0 33 13 ♒ 0 29 10 B | 302 35 9 19 36 0 A |
Supra Nebulosa ad oculum. | 7 | 6 | 6 | 0 30 30 ♒ 1 18 44 B | 0 28 0 ♒ 1 20 0 B | 0 29 13 ♒ 1 21 8 B | 302 25 31 18 48 58 A |
(Johannis Hevelii, Prodromus astronomiae, Gedani, 1690, p. 172)
Et nous voyons que la dernière "nébuleuse" mentionnée par Derham, puis Maupertuis, est en fait, pour Hévélius, une étoile de 6ème magnitude, identifiée comme "Au dessus de la nébuleuse près de l'oeil". Bien que les coordonnées correspondent mal, sa position par rapport aux trois pseudo nébuleuses montre qu'elle pourrait être ρ Cap
Et un bonnet d'âne pour Derham, qui ne sait pas lire correctement un texte latin!
Maintenant, comme il est peu probable que Maupertuis et Derham ait fait indépendamment la même erreur, et que pour les appellations, Maupertuis suit le texte de Derham, et non celui d'Hévélius, il est clair que Maupertuis s'est contenté de recopier Derham, et son erreur.
Et un bonnet d'âne pour le moine copiste Maupertuis!
Reste que les trois prétendues nébuleuses d'Hévélius, seraient mentionnées aussi par Riccioli, et par Tycho Brahé.
Effectivement nous les trouvons chez Riccioli, qui donne les coordonnées pour l'an 1700:
Nomina Fixarum | Longitudo Sig. Gr. ' " | Latitudo Gr. ' " | Magnitudo |
CAPRICORNUS. 2. Classis Nebulosa occidentalis basis trianguli in fronte |
♒ 0 23 0 |
0 49 40 B |
neb. |
Nebulosa orientalis. | ♒ 1 7 0 | 0 29 10 B | neb. |
Nebulosa in fronte praec. | ♑ 28 39 0 | 0 25 10 B | neb. |
(J.B.Riccioli, Astronomia reformata, Bologne, 1665, p. 268)
Mais Riccioli les a-t-il observé lui même? On peut en douter, sachant que c'était un astronome à la Ptolémée (Ce n'est pas pour rien que son principal livre s'appelle Le Nouvel Almageste), et qu'il était un disciple de Tycho Brahé, dont il a forcément consulté les données.
Il nous reste donc à consulter le catalogue de Tycho Brahé, compilé pour l'année 1600:
DENOMINATIO STELLARUM | LONGITUDO | | LATITUDO | MAG. |
| S. | G. | M. | | G. | M. | | |
Nebulosa occident. basis Δ in fronte | ♑ | 28 | 57 | | 0 | 48 | B | ne. |
Nebulosa orientalis | ♑ | 29 | 41 | | 0 | 28 | B | ne. |
Nebulosa praecedens in fronte | ♑ | 27 | 13 | | 0 | 24 | B | ne. |
(Tychonis Brahe Dani, Astronomiae Instauratae Progymnasmata, Prague, 1610, f. 261 verso)
On remarque que Tycho Brahé, lui, ne bluffe pas sur la précision: Ses instruments lui permettaient d'atteindre une précision d'une minute d'arc, ce qui était déjà bien beau pour l'époque, et c'est bien des minutes d'arc qu'il mentionne.
Mais alors d'où vient que ses successeurs ont mentionné des secondes d'arc, puisque c'est manifestement sur les données de Tycho qu'ils se sont basés?
Elle vient de la nécessité de recalculer les coordonnées, à cause de la précession des équinoxes. L'introduction des secondes est là pour ne rien perdre de la précision initiale, et c'est tout.
Il reste que Tycho mentionne bien trois nébuleuses, qu'il ne peut évidemment pas avoir observé, puisqu'elle n'existent pas. Nous avons vu que, sur la carte d'Hévélius, elles étaient aux positions des étoiles ο Cap, π Cap et ς Cap
Les coordonnées utilisées par Tycho sont des coordonnées "zodiacales", c'est à dire des coordonnées écliptiques, réduites à chaque signe zodiacal. Pour faire la comparaison, il suffit de calculer ces mêmes coordonnées pour l'an 1600.
identification | Longitude Sig. deg. min | Latitude deg. min. | Magnitude |
Nebulosa occident. basis Δ in fronte | ♑ 28 59 | 0 48 | neb. |
π Capricorni | ♑ 29 8 | 0 57 | 5.2 |
Nebulosa orientalis. | ♑ 29 41 | 0 28 | neb. |
ο Capricorni | ♑ 29 38 | 0 27 | 5.9 |
Nebulosa praecedens in fronte | ♑ 27 13 | 0 24 | neb. |
ς Capricorni | ♑ 27 6 | 0 30 | 5.3 |
Nous voyons qu'il n'y a que quelques minutes d'arc de différence entre les étoiles et les pseudo-nébuleuses. Pour être sûr de l'identité, reportons les nébuleuses sur une carte de cette zone pour l'an 1600, ne comportant que les étoiles supposées visibles à l'oeil nu pour Tycho, c'est à dire plus brillantes que la magnitude 6.0
Nous voyons que les seule étoiles identifiables avec les pseudo-nébuleuses sont bien ο Cap, π Cap et ς Cap.
Il reste à savoir pourquoi Tycho a catalogué ces trois étoiles, tout juste visibles, comme des nébuleuses. Pourquoi celles là, et pas d'autres? A-t-il copié l'oeuvre d'un autre? A-t-il vraiment cru les voir floues?
En tout cas, il a donné aux futurs sociologues des sciences, un bel exemple de "magister dixit", comme du temps d'Aristote. Pendant un siècle et demi, des astronomes aussi réputés que Riccioli, Hévélius ou Maupertuis ont pieusement recopié son erreur (si c'en est bien une) sur la seule base de son autorité.
Il a fallu attendre Messier, "le furet des comètes", pour que l'illusion s'évanouisse. Encore Messier ne semblait il pas avoir compris que l'erreur ne venait pas d'Hévélius, mais de Tycho.
|